Alors que se déroule le procès des attentats de janvier 2015, dont a été victime la rédaction de Charlie Hebdo, Fabienne Desseux revient sur les difficiles conditions d’exercice des dessinateurs, et sur le manque de second degré de la société.
Pourquoi ce livre sur l’état du dessin de presse ?
Fabienne Desseux Au départ, j’ai découvert avec stupéfaction que Urbs, un dessinateur, était victime de menaces de mort. Pour des dessins qui n’avaient rien à voir avec la religion, je le précise. Un autre dessinateur, Alex, a eu sur les réseaux sociaux la surprise de voir un « Va te suicider » , par exemple. L’incitation au suicide, au meurtre, s’il faut recommencer par là, c’est illégal. Sur les réseaux sociaux, c’est de la folie :certains n’hésitent pas à donner des noms, des adresses, des emplois du temps… C’est quoi l’idée ? Ça va être lu par qui ? Je trouve ça affolant et dommage surtout. Parce qu’arriver à rire de quelque chose qui fait mal, c’est une soupape. Le « Je suis Charlie », au départ, c’est compliqué : c’était la rédaction ? Les dessinateurs assassinés ? La liberté d’expression ? On pouvait y mettre ce qu’on voulait. Dans mon esprit, cela signifiait avant tout qu’on devait laisser les gens dessiner. On ne tue pas et on ne menace pas de mort pour un dessin. Qu’on soit d’accord ou pas. Quand quelque chose te heurte, tu ne règles pas ça en tuant tout le monde. Un dessinateur a le droit de caricaturer comme de blasphémer, du moment qu’il n’y a pas d’incitation à la haine et au racisme.
Qu’est-ce qui fait que, pour vous, le dessin cristallise les passions ?
Fabienne Desseux Quel que que soit le sujet, quand il y a crispation sur un dessin, c’est que cette crispation existe déjà dans la société. Ces derniers mois, cela a été le cas avec les gilets jaunes, les féministes, l’écologie, autant de sujets clivants, où chacun se crispe sur son propre cheval de bataille. Un article de trois pages sur le même sujet avec le même angle, personne ne va s’écharper dessus et balancer des menaces de mort. Et un dessin de presse est là pour gratter, déranger, secouer. Donc, c’est facile de s’emporter…
Ce que racontent aussi les dessinateurs dans votre livre, c’est que les dessins sont exposés hors de leur contexte, et souvent instrumentalisés sur les réseaux sociaux…
Fabienne Desseux À l’époque de l’attentat, ce problème existait surtout à l’international : des dessins français présentés à l’étranger ne pouvaient pas être compris et lus ailleurs. Sauf que, aujourd’hui, ces dessins-là ne sont même plus compris dans l’Hexagone. Sur les réseaux sociaux, en les coupant de leur contexte éditorial, on leur fait dire n’importe quoi. Sans compter que des petits malins s’amusent à modifier les bulles ou le texte des dessins. Le malentendu est encore pire alors.
On vit dans une société qui prend tout au premier degré. C’est effrayant. Parce qu’il n’y a rien de tel pour s’enferrer dans ses certitudes, et croire qu’on a raison contre le reste du monde. Sans remise en question.
En même temps, 59 % des gens soutiennent la publication des caricatures, selon un sondage paru mercredi dernier dans Charlie Hebdo…
Fabienne Desseux Le souci, c’est qu’il y en a autant qui estiment qu’ils n’auraient pas dû republier. C’est toujours le fameux « mais ». Pourtant, c’est vieux le dessin satirique, tout comme le dessin anticlérical. Et Charlie a toujours tapé sur tout le monde. Le problème est bien plus vaste que la religion, aujourd’hui. Tout le monde a des combats, mais sans nuances. Et on ne rit plus, surtout. On vit dans une société qui prend tout au premier degré. C’est effrayant. Parce qu’il n’y a rien de tel pour s’enferrer dans ses certitudes, et croire qu’on a raison contre le reste du monde. Sans remise en question. Or le dessin est aussi là pour faire réfléchir. Bien sûr qu’il y a des dessins auxquels je ne peux pas adhérer. Mais si on prend un dessin au premier degré, on n’en sort pas, puisque son essence même, c’est le second degré.
Vous expliquez dans votre livre qu’on se crispe autour du dessin de presse, alors que ceux qui peuvent en vivre sont de moins en moins nombreux et précaires.
Fabienne Desseux Tout est fait pour les placardiser. D’abord, parce que la presse est très malade. Et certains journaux y renoncent, tout simplement, à la moindre polémique, comme le New York Times. Eux, les dessinateurs, continuent d’envoyer du travail : quand un dessin est publié dans un journal, c’est parfois dix dessins qui ont été envoyés à la rédaction. Et en s’adaptant à chaque fois à la ligne éditoriale du journal qui publie. On entend souvent à propos des dessinateurs de presse l’expression « fantassins de la démocratie ». Ça m’énerve, ce terme. Parce que, de l’autre côté, c’est une bataille tous les jours pour vivre de ce métier et être publié. Ce qui signifie donc qu’ils sont à la fois un élément essentiel de la démocratie, mais sans pouvoir en manger. Contradictoire, non ?
Entretien réalisé par Caroline Constant
September 09, 2020 at 05:52PM
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Presse. « On ne tue pas et on ne menace pas de mort pour un dessin » - L'Humanité
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